LECTURES D'HIVER
Par Jean-Claude L.
Pierric Bailly
« La Foudre », Editions P.O.L., 464 pages, 24 €
Le propre des livres importants, c’est qu’il est impossible de les classer. Ainsi « La Foudre », le septième titre d’un auteur qui, depuis 2008 (« Polichinelle ») est publié par les très exigeantes éditions P.O.L. Commençant à la façon d’un thriller, il semble ensuite relever du « nature writing », pour finalement se transmuer en roman psychologique, sentimental et même social. C’est dire son envergure en même temps que sa formidable plasticité
Il y a donc cet incipit, qui paraît inscrire « La Foudre » du côté du noir : « D’abord ce nom, Alexandre Perrin, et un peu plus loin ce geste étrange et criminel, un coup de planche. » Un jeune homme en est mort. L’affaire n’est pas récente, elle remonte à huit mois. Mais Julien dit John, le narrateur, vient de la découvrir en parcourant un vieux numéro du « Progrès », le quotidien de la région lyonnaise dont son oncle lui avait apporté en mai deux cabas pleins, « pour faire démarrer le poêle et la cuisinière durant toute la saison d’alpage. » C’est que John, qui avait étudié l’histoire de l’art avant de devenir berger, un vieux rêve, passe l’été dans un chalet à 1500 mètres d’altitude, seul avec son troupeau de brebis et ses chiens dans les montagnes du Haut Jura. Rapidement paraît affleurer le « nature writing », cette thématique de l’homme seul au milieu des grands espaces et de la nature sauvage. Encore que… Chaque week-end en effet, depuis Bellegarde où elle enseigne l’anglais au lycée, sa compagne Héloïse monte le rejoindre. Avec Pierric Bailly l’on entre dans un univers narratif multiforme, porté par une prose d’apparence spontanée, qui ne cesse en permanence de s’élargir.
Alexandre Perrin, John l’avait connu au lycée de Lons-le-Saunier. Un flot de souvenirs lui revient, qui restituent l’atmosphère d’une vie de jeune lycéen dans la rude région : l’internat, les virées du samedi, les voyages scolaires comme un appel d’air, les amitiés et les amourettes. Et qui surtout réveillent en lui sa relation particulière avec Alexandre, cet adolescent sûr de lui qui dans leurs classes successives apparaissait aux yeux de tous comme un véritable leader d’opinion. Pour Julien, beaucoup plus effacé, qui pour sa part ne connaissait que le monde étriqué de sa vallée, un modèle à imiter en tous points, jusque dans ses attitudes et son expression. Car les deux garçons ont des origines diamétralement opposées. Les parents d’Alexandre faisaient partie de ce qu’on appellerait aujourd’hui les élites mondialisées, la famille avait longtemps vécu en Afrique du Sud. Chez Julien, infiniment moins à l’aise, très discret sur son passé, on était issu de l’immigration italienne et l’on était voué à la sédentarité de la vie pastorale. Pierric Bailly laisse imaginer, plus qu’il n’explicite, ce qui pouvait se jouer au plus profond de celui-ci face à Alexandre. Le roman suggère avec une grande subtilité la complexité de leur relation, comme les héritages dont l’un et l’autre sont porteurs. Quand Alexandre avait connu l’ouverture au monde, Julien avait eu pour unique horizon sa vallée et son grand-père Jean, lui-même berger, que tout le monde appelait John. Tel un signe de filiation, son surnom était passé à son petit-fils. Ainsi se présente le riche arrière-texte de « La Foudre. »
Alexandre exerçait maintenant comme vétérinaire à Tarare. Le séduisant garçon dans le vent s’était mué en écologiste, militant actif de la cause animale, était passé au végétarisme. Des chasseurs du coin s’étaient mis à déposer la nuit des charognes devant sa maison. Jusqu’au jour où il avait surpris l’un d’eux, l’avait frappé avec une planche qui se trouvait là. Incarcéré à Villefranche-sur-Saône, il attend son procès. Ces premières informations, Julien les tient de Nadia, une ancienne condisciple qui avait épousé Alexandre. Elle avait fui l’atmosphère hostile de Tarare, était venue s’installer chez sa mère aux Rousses avec ses deux enfants. Comme un retour aux racines haut-jurassiennes. Le lien établi avec Julien par SMS devient bientôt liaison. L’auteur en restitue avec une admirable délicatesse la lente avancée, en même temps que l’invention d’une fiction mensongère pour ne pas éveiller les soupçons d’Alexandre. Sur ce chapitre Pierric Bailly fait montre d’un talent et d’une subtilité du même niveau que ses magistrales évocations d’une nature et de paysages restés sauvages. Entre Nadia et Julien quelque chose d’une force peu commune semblablement s’établit. La narration de Julien, dans une langue d’une constante justesse, agit comme une fenêtre ouverte sur son flux de conscience. Elle donne à ressentir cette force supérieure qui se déploie. Tel le lynx, cette singularité jurassienne, le plus souvent invisible mais qui ne cesse d’imposer sa présence dans l’imaginaire du narrateur.
Les Assises avaient condamné Alexandre à huit ans. Avec la préventive et le jeu des remises de peine, il ne tarderait pas à réapparaître. Cela devrait se passer à l’été 2025. Pour Nadia, la fin de la fiction. Elle avait jugé plus raisonnable de mettre un terme à la liaison. Un retour au réel après le détour par la fiction de l’effacement du mari. L’épilogue du roman, sept ans encore après, est simplement bouleversant. Dans le sillage du berger Julien, de nouveau seul face à une nature maintenant illuminée par les éclairs d’un violent orage. Un déchaînement qui lui renvoie la double image de sa passion et du chaos intime qui en est résulté. Point d’orgue d’un livre superbe, qui ne se laissera pas de si tôt oublier.
Rachid Benzine
« Les silences des pères » Les Editions du Seuil, 176 pages, 17,50 €
C’est l’un des livres forts de l’automne littéraire. D’une épaisseur modeste par rapport à la plupart des ouvrages qui monopolisent les lumières médiatiques, il déploie une richesse autrement consistante sans jamais aliéner sa bouleversante simplicité. Peut-être parce qu’on y sent passer la vraie vie, sans fard ni superlatif. Celle d’un père dont le fils avait fait un jour l’ahurissante découverte. Pour cela il avait fallu que la mort passe
Sur la page précédant la phrase de Paul Auster placée en épigraphe (« Le silence oblitère tout »), Rachid Benzine désigne les dédicataires de son roman : « A mon père, Hadj Driss Benzine, Pour eux. » Une manière de circonscrire le double objectif de son propos : faire front à l’oubli, rendre hommage à ce père et à ceux de sa génération. Si celui qui ici raconte se présente comme un musicien classique, il ne fait guère de doute que son récit emprunte beaucoup à la propre histoire familiale de Rachid Benzine. Manifestement une façon pour le romancier de maintenir à distance le surcroît d’émotion qui tout du long affleure. Cela avait commencé par les insistants SMS d’une de ses sœurs, auxquels il n’avait répondu qu’à la fin du récital qu’il donnait ce jour-là dans une ville d’Europe : leur père venait de mourir. Depuis vingt-deux ans il ne l’avait plus revu. Non pas fâché avec lui, mais déterminé à fuir l’obstiné silence et l’apparente inertie de celui qui ne quittait jamais son fauteuil, au onzième étage de leur immeuble d’une cité de Trappes. Même cette image n’était plus pour lui qu’ « un lointain souvenir » de l’homme qui avait choisi le retrait et le mutisme, déléguant à son épouse, du vivant de celle-ci, le ministère de la parole. Ce qu’il résume aujourd’hui d’une formule à la fois critique et empathique : « Mon père était un exilé. »
Le voici donc, cédant à ses sœurs, de retour à Trappes en plein milieu d’une tournée de concerts, pour assister aux obsèques. Et d’emblée invité par l’imam à effectuer la toilette mortuaire pour préparer la dépouille à l’inhumation. Une épreuve pour lui, qui avait choisi l’exil et l’oubli, de devoir assumer ce devoir rituel. Mais depuis la mort accidentelle de son frère il était le seul garçon de la famille. Rachid Benzine restitue avec infiniment de tact les moments de gêne devant ce corps dénudé, devenu étranger, qu’il lui faut toucher. Celui qu’il avait voulu effacer de sa mémoire se rappelait à lui de la plus charnelle des façons. En prélude à d’autres chocs non moins troublants. A commencer par la surprenante présence d’une centaine de personnes à l’enterrement du solitaire. Cela avait continué quand il avait aidé ses sœurs à vider l’appartement familial. Il avait découvert une grosse enveloppe derrière un carreau descellé de la salle de bains, qui contenait une quarantaine de cassettes audio, datées et géographiquement localisées : de stupéfiantes révélations sur un passé qu’il ignorait y avaient été enregistrées, énoncées par une voix venue du passé et depuis longtemps oubliée. Son père s’y adressait à son propre père resté lui-même au Maroc. Usant de ce moyen moderne pour communiquer avec celui qui lisait difficilement. Un premier sujet de stupéfaction pour son pianiste de fils. D’autres allaient suivre au fil du dévidement des cassettes. Qui cadraient de moins en moins avec son image de l’exilé hors sol.
Si l’émotion grandit à mesure que surgit la vraie figure du père, c’est qu’à travers elle c’est tout un pan d’une histoire ouvrière des Trente glorieuses qui se donne à reconnaître. Depuis le recrutement dans les années 1960, par les Charbonnages de France, de jeunes hommes du sud marocain considérés comme suffisamment « travailleurs et dociles » pour ne pas être tentés de regimber dans le « bagne des houillères » du nord, jusqu’à leur entrée dans les luttes sociales, au terme d’une prise de conscience de classe longtemps brouillée par leur statut de parias et l’animosité ambiante : à son arrivée à Lens, en 1965, le jeune Marocain ignorait qu’on l’avait fait venir pour briser une grève des mineurs. De 1965 à 2000, de la mine de Lens à une usine d’Aubervilliers, puis à Besançon chez les Lip, il avait enregistré ces cassettes, telles des balises des étapes marquantes de son parcours, en même temps que des témoignages de son attachement au pays et de son inguérissable nostalgie. Mais Rachid Benzine va plus loin, il s’attache à la totalité de la vie de ce père, à ses attachements, ses amours et ses goûts. Il évoque aussi le poids de la tradition pour contrecarrer le mariage auquel il aspirait. C’est un personnage complètement inattendu qui peu à peu se révèle, certes toujours soumis à distance aux injonctions familiales, mais plus encore vivant, engagé, moderne, secret admirateur du fils concertiste, sans commune mesure avec la figure mutique de la cité de Trappes. A des années lumières de l’exilé en dehors du monde et du temps.
Faisant donc une parenthèse dans sa tournée, le fils avait recueilli des témoignages de connaissances et de proches encore vivants. Il avait ainsi appris que sa mère tant chérie avait été pour le défunt une « épouse de compensation.» Avec une infinie subtilité Rachid Benzine fait ainsi ressentir la lourdeur du poids à porter, pour cet ouvrier qui était aussi un immigré. C’est un livre superbe et douloureux qu’il nous propose, une traversée de l’Histoire par un être qui avait fini par se taire. Mais n’en pensait pas moins.
Sylvain Prudhomme
« L’Enfant dans le taxi », Les Editions de Minuit, 224 pages, 20 €
Il y a clairement du roman familial dans « L’Enfant dans le taxi. » Mais l’on ne saurait réduire à cette seule pratique d’écriture le dixième roman du prix Femina 2019 (« Par les routes », L’Arbalète/Gallimard). D’autres courants viennent en effet y confluer, qui inscrivent ce livre dans un bien plus vaste horizon
A elles seule, les sept pages d’ouverture proposent une saisissante illustration de cette ampleur narrative. Une scène s’y trouve restituée, qui met forcément en alerte. Dans une ferme non loin du lac de Constance, un militaire français et une jeune femme allemande cèdent à l’impatience de leur désir. Impossible de ne pas songer à Maréchal et Elsa dans « La grande illusion » : même situation, même cadre agreste du sud de l’Allemagne, même contexte chargé d’Histoire. Le troupier français de Sylvain Prudhomme n’est certes pas un évadé de la Grande guerre, à l’image du lieutenant incarné par Jean Gabin chez Jean Renoir, mais il est pareillement un homme en territoire hostile, la zone d’occupation française après 1945, nouant une relation amoureuse avec une « ennemie ». La proximité avec le film évoquant un épisode de l’autre guerre s’impose d’emblée comme une évidence. Sauf qu’au terme de cette manière de prologue se donne à lire la phrase si brève mais tellement lourde de sens : « Je ne sais pas si cette scène a eu lieu. » Autrement dit celui qui parle a laissé travailler son imagination. Et l’on sait bien que celle-ci ne fonctionne jamais ex nihilo. Les images d’un classique du cinéma forcément vu peuvent la nourrir. A moins qu’ici, plus prégnante encore, la référence soit double. C’est que dans un précédent roman, « Là, avait dit Bahi » (Gallimard, 2011), Sylvain Prudhomme avait une première fois évoqué « L’Allemande du lac de Constance », dont un vieil homme avait gardé intact le souvenir. Un certain Luciano Malusci, que l’on voit justement ici réapparaître. Qui n’est autre que le grand-père du narrateur. Qui lui-même se présente comme un écrivain. La rencontre du soldat français et de la femme allemande dans un temps de guerre entre leurs deux pays, tel un travail de retour à un texte précédent, lui-même combiné à la remémoration d’images devenues universelles : formidable zoom sur l’horlogerie fine de l’invention littéraire. Le mentir vrai s’exposant ainsi dès l’ouverture du roman.
Cela avait commencé juste après l’enterrement de ce même Malusci. Simon, le petit-fils écrivain, y avait alors appris l’existence d’un certain M., qui n’était autre que le fruit du lointain moment d’amour, presque sept décennies plus tôt, entre son aïeul et l’Allemande. Le secret avait été scrupuleusement gardé par sa respectable famille : « depuis toujours dans l’ordre des familles le crime c’est de parler, jamais de se taire. » A commencer par Imma, la grand-mère aujourd’hui âgée de quatre-vingt-quinze ans. Le roman familial s’organisait autour d’une scène primitive cachée. Mais la mort a commencé de délier les langues. Pour Simon l’inattendu changement d’éclairage du tableau dans lequel lui-même depuis toujours s’était inscrit. Sylvain Prudhomme en donne magistralement à voir le changement des contours. Au même moment Simon et A., la mère de leurs deux enfants, sont en train de se séparer. Ajoutant encore à la manière de perturbation qui soudain affecte la famille. Quand M. entre dans le champ visuel de Simon, A. commence sinon d’en sortir du moins de s’en éloigner du centre. En un mouvement contradictoire qui donne au roman sa dynamique. D’un côté le récit de sa propre vie, de l’autre celui de la quête de l’oncle inconnu, toujours vivant quelque part au bord du lac de Constance (« Ce livre est comme un livre vers lui »).
Simultanément le roman familial s’enrobe tout du long d’une multiplicité d’autres couches, qui inscrivent le récit de Sylvain Prudhomme parmi les romans les plus riches de la rentrée. Après avoir quitté l’uniforme, Luciano Malusci s’était établi avec son épouse Imma sur un grand domaine en Algérie. C’est que l’Histoire, lovée au creux de la destinée familiale, de cesse de sinuer dans ce roman. L’auteur y multiplie les références. L’enfant né dans le chaos de l’après-guerre sort alors pour Simon peu à peu des limbes. D’abord il le localise, toujours à proximité du lac de Constance, découvre son identité et celle de sa mère Liselotte (nouvel écho au film de Jean Renoir : la fillette de la paysanne allemande se prénommait Lotte, « Lotte hat blaue Augen », la phrase laborieusement répétée par Gabin et devenue culte). Plus tard il apprendra le passage de M. dans la Légion étrangère, au milieu des années 1960. Façon d’assumer la partie française de son roman familial, ou de l’inventer. M. n’avait-il pas été l’un des « 400 000 enfants allemands nés de soldats alliés », pour la plupart voués « au remodelage, à la fiction » ? L’on voit bien ici l’extraordinaire cohérence de ce texte, avec ses reprises et ses résonances. A commencer par ce titre, ouvrant sur une aventure à peine imaginable liée à la quête d’identité. La puissance de l’invention romanesque se donne en l’espèce ici à voir à son tout meilleur.
Hervé Paolini
« La mort porte conseil » Serge Safran Editeur, 208 pages, 18,90 €
Dans la catégorie « roman noir », voici peut-être la plus convaincante réussite de l’automne. Par son âpreté, sa tranquille brutalité et sa violence contenue. Si l’on ajoute que « La Mort porte conseil » est un premier roman, il y a quelque raison de s’y intéresser.
Cela se passe dans les années 1990 à Pont-sur-Risle, commune normande inventée par l’auteur, mais dont l’original est aisément reconnaissable : il s’agit évidemment de Pont-Audemer dans le Val de Risle. Au centre de l’intrigue se tient Félix Bernardini, notable respecté, industriel et gérant d’une entreprise de matériel agricole dont sa belle-famille est propriétaire. Mais les affaires battent de l’aile, un processus de vente à un groupe italien est engagé. Sa femme était morte d’un cancer. Il s’était remarié avec la séduisante infirmière de celle-ci, qui était déjà sa maîtresse. Par honnêteté intellectuelle, ou cynisme inconscient, il en avait fait l’aveu à la mourante. L’achevant certainement un peu plus. Le roman s’ouvre sur une manière de scène rituelle d’humiliation : au moment de chaque repas Stéphane, le grand ado fils de cette Fabienne, lui met par derrière avant de passer à table une « taloche sur le crâne. » En fait la partie visible d’un iceberg de mépris et de haine de la part de celui qui n’a jamais accepté ce « père de substitution » et ne cesse de le lui faire savoir. Peut-être parce que Bernardini a trente ans de plus que sa mère. Sans doute aussi parce qu’il les a fait venir habiter dans la grande demeure bourgeoise que Stéphane littéralement vomit. Pour lui, il y a clairement mésalliance avec cet homme d’une autre génération, sinon d’un autre temps, représentant une classe de privilégiés. Pour sa mère, la chose est un peu plus retorse : partager l’existence de ce « vieux » lui apparaît comme le passage obligatoire, en manière de purgatoire, pour accéder à l’aisance et l’indépendance dont elle rêve.
Difficile d’imaginer exorde plus noir, sinon plus glauque. D’entrée de jeu Hervé Paolini joue à fond la carte du sordide et de la perversité sans fard. A commencer par la propre ignominie de Bernardini face à l’épouse vivant ses derniers instants. Impossible de ne pas penser ici aux ambiances poisseuses du cinéma de Claude Chabrol. Dans les tréfonds discrets de la France profonde cela bouillonne fort. Comme dans l’intimité de Félix, dont l’auteur dévoile avec une lenteur calculée les abîmes. Du très grand art. Renforcé encore par la fonction de narrateur que l’écrivain lui attribue : si le personnage se présente en effet d’entrée de jeu comme falot et pleutre, incapable de s’affirmer face à ce beau-fils arrogant et brutal, lui trouvant une série d’excuses, au demeurant pas toutes infondées, ce qu’il montre par la suite peu à peu de lui-même révèle un fond autrement cauteleux, pour ne pas dire machiavélique. C’est un régal d’observer comment ses capitulations successives, devant le jeune voyou agressif comme devant sa mère qui le trompe effrontément, pour beaucoup commandées par son inextinguible appétit sexuel pour celle-ci, vont au bout du compte apparaître tels les prémices d’un incroyable retournement. A l’évidence Hervé Paolini maîtrise à la perfection les ressorts du roman noir. Comme Félix Bernardini la recette d’une vengeance sophistiquée. Capable d’endurer sans mouffeter la torture du bout incandescent d’une cigarette appliqué sur son front (« l’expression d’une volonté délibérée de me détruire »), parce qu’il prépare mentalement le coup revanchard d’après.
Dans ce formidable roman noir, à l’écriture précise et tendue, jamais relâchée, ne manque pas même l’inévitable privé, qui va mettre son nez dans la peu ragoûtante tambouille. Là encore de façon inattendue, ainsi qu’on pourra le découvrir. Si tout ici paraît se couler dans les canons du genre, c’est pour finalement mieux les subvertir. L’on ne saurait mieux réussir son début en littérature.
Eric Fottorino
« Mon Enfant, ma sœur », Gallimard, 288 pages, 21 €
Si ce nouveau texte est présenté sous l’appellation générique de « roman », il ne fait guère de doute que c’est pour son ancrage explicite dans le roman familial de l’auteur. On se souvient que dans un livre précédent paru en 2018, « Dix-sept ans », Eric Fottorino révélait la venue au monde, trois ans après la sienne, d’une petite sœur aussitôt enlevée à sa mère et depuis lors disparue. De cette cadette tardivement surgie dans sa vie, l’écrivain savait seulement qu’elle avait été littéralement kidnappée par une institution religieuse bordelaise puis confiée à une famille d’adoption, dont on ignorait tout
Si l’affaire le touchait évidemment de près, il lui fallait en savoir un peu plus. Peut-être l’existence de cette petite sœur tôt évanouie expliquait-elle certaines des bizarreries qu’il n’avait cessé de relever au fil des années dans le comportement de sa mère ? Celle-ci avait tout juste dix-sept ans, lorsqu’elle l’avait mis au monde en 1960. Et donc à peine vingt ans en janvier 1963, quand, pas encore majeure et non mariée, elle avait cependant décidé d’accoucher d’un deuxième enfant. De surcroît d’un père différent du premier. Inutile de rappeler le contexte rigoriste de l’époque, pour se représenter la difficulté dans laquelle elle avait pu se retrouver. Ou plus exactement dans laquelle s’était vue celle qui portait alors la responsabilité de la famille : sa propre mère, descendante « d’une noblesse déchue » qui entretenait le souvenir d’« une grandeur d’autrefois. » Pour effacer cette nouvelle tache sur l’honneur familial, celle-ci avait sollicité les services d’une institution religieuse qui « curetait les ventres éventrait les âmes. » C’est d’abord une plongée sans ménagement dans cette époque dure aux femmes qu’effectue Eric Fottorino. Avec d’autant plus de force et de crudité qu’il a fait le choix d’une forme radicale. Non pas la prose linéaire d’un récit traditionnel, avec ses connecteurs et ses chevilles, mais le staccato d’un vers libre, nerveux, sans ponctuation. A l’exemple de Baudelaire dans « Les Fleurs du mal. » Le titre du roman, « Mon Enfant, ma sœur », se présente précisément comme un emprunt au poème « L’Invitation au voyage », dans lequel celui qui écrit imagine un lieu idéal où vivre avec sa bien-aimée. Eric Fottorino en a placé les six premiers vers en épigraphe, concluant ici par le célèbre « là, tout n’est qu’ordre et beauté luxe, calme et volupté. » Tout l’inverse de ce qui s’est donc joué pour sa mère, sa sœur et lui.
Dans ce superbe et déchirant poème en prose, il restitue les étapes, mélange d’intuitions et de hasards, de ce qui s’apparente à une véritable enquête sur sa sœur disparue, dont lui-même à l’origine n’était pas du tout certain qu’elle fût encore de ce monde. Si la tonalité de fond du texte reste élégiaque, quand le frère aîné s’adresse à une petite sœur peut-être à jamais disparue, lui invente une existence et imagine à quoi aurait pu ressembler un vécu commun, on le voit en même temps mener un travail de recherche de plus en plus actif. Conforté en cela par une lente succession de découvertes. La déréliction, compagne pour sa mère et lui de toutes ces années, se mue en un regain d’espérance. Par prudence, il attendra cependant d’avoir accès à de solides certitudes avant de mettre celle-ci au courant de ses avancées. Il ne faut pas d’y tromper : Eric Fottorino, en même temps qu’il met au jour cette page douloureuse du roman familial, propose par touches subtiles la restitution des ombres et des abîmes d’une époque, qu’on a aujourd’hui tendance à désigner sous l’appellation nostalgique de « trente glorieuses. » Poursuivant avec une belle obstination une recherche de sa propre identité initiée dès 1991 avec « Rochelle », son premier roman.
La fin du roman apporte à la mère et au fils l’éclaircie qu’ils n’avaient plus osé espérer. Avec un tact admirable Eric Fottorino relate ce à quoi il a tant de peine à croire. Quelque part, pas si loin de chez eux, la petite sœur portée disparue est devenue une femme : celle qu’il voit un jour s’avancer vers lui sur un quai de gare. Rien de mélodramatique ici, la retenue tout du long prévaut. Sans pour autant masquer les profondes turbulences qui n’ont jamais cessé d’agiter la mère et son fils. Une nouvelle fois l’écrivain ouvre à son lecteur une porte sur son roman familial. Une histoire d’une totale singularité, mais tellement représentative d’une époque. La fascinante ambivalence de ce texte prenant et magnifique.